source :
http://hebdo.nouvelobs.com du 13 Septembre 2007
Guenon cherche maman désespérément
La saga de lingga
Cas exceptionnel en zoologie : un bébé orang-outan du jardin des Plantes est rejeté par sa mère. La faute à qui ? Explications de Michel de Pracontal
Les deux premiers jours de sa vie, Lingga a pleuré. C'est inhabituel chez les nouveau-nés de son espèce. «Je n'avais jamais entendu un bébé orang-outan pleurer», raconte Marie- Claude Bomsel, vétérinaire à la ménagerie du jardin des Plantes de Paris. La cause de ces larmes ? Un drame familial. «Normalement, la mère porte le petit contre elle en permanence, le nourrit, le rassure, le nettoie, poursuit Marie-Claude Bomsel.
Wattana, la mère de Lingga, manifestait un désintérêt total pour son enfant. Nous avions décidé de laisser le bébé quarante-huit heures près de Wattana sans intervenir. Quand nous avons vu qu'elle ne s'en occupait pas, les soigneurs ont pris Lingga en charge, Font réchauffée, Font nourrie au biberon.»
La guenon sans famille est devenue la vedette de la ménagerie. Installée dans une cage vitrée, elle a ému le public qui a assisté à ses repas, donnés par des soigneurs qui se re layaient pour qu'elle ne s'attache pas trop à l'un , d'eux. Les visiteurs ont suivi ses progrès jour après jour, ont vue apprendre à se redresser en tirant sur ses bras, à grimper à la corde, à se suspen dre à des agrès. Ils ont assisté à ses premiers échanges avec des congénères.
Cet été, Lingga est partie pour l'Angleterre. Agée de deux ans, elle poursuit son apprentissage dans une école maternelle pour singes au Monkey World de Wareham, tout en charmant le public britannique.
Mais l'enfant abandonné de la ménagerie est bien plus qu'une attraction de zoo. La saga de Lingga révèle la psychologie des orangs-outans, ces grands singes asiatiques qui sont, avec les chimpanzés et les gorilles, les primates les plus proches de nous.
L'histoire débute en 1987 dans la forêt tropicale de Bornéo, avec la capture par des trafiquants de deux petites femelles sauvages. Expédiées en France, les deux guenons s'évadent de leur caisse à Roissy et sont recueillies, en état de choc, à la ménagerie du jardin des Plantes. On les baptise Ralfone et Ralfina.
L'aînée, Ralfone, a environ 3 ans. Elle récupère, repart à Bornéo et réintègre son milieu naturel. Ralfina, trop jeune, traumatisée par sa capture, ne peut plus revenir à la vie sauvage.
L'équipe du jardin des Plantes décide, en concertation avec ses partenaires européens, de la placer au zoo d'Anvers, où se trouve une crèche pour grands singes (les orangs-outans, espèce menacée, font 1 objet d un programme d'élevage européen, ou EEP, visant à assurer leur sauvegarde).
Ralfina grandit. Elle donne naissance à Wattana en 1995, mais l'abandonne. Wattana est élevée au biberon, comme le sera ensuite Lingga.
En 1998, âgée de 2 ans et demi, Wattana est envoyée au jardin des Plantes, toujours dans le cadre du programme européen. A la ménagerie parisienne, la patronne des orangs-outans est une nommée Nénette, âgée de 36 ans à l'époque. Un caractère. Elle est née à Bornéo, a connu la vie sauvage, a eu trois «maris» et quatre fils depuis qu'elle vit à la ménagerie. Et elle ne les a pas abandonnés ! Au contraire, elle les a élevés à la mode orang-outan, sans les lâcher pendant les deux premières années.
Tubo, son troisième, est un peu plus âgé que Wattana et destiné à devenir son conjoint, quand ils seront tous deux assez grands. Mais la rencontre ne se passe pas au mieux.
Il faut savoir qu'à 6 mois Wattana a quitté le zoo d'Anvers pour celui de Stuttgart, où elle a grandi dans un groupe qui mélangeait les espèces. Ses compagnons de jeux ont surtout été des bonobos. Or le style du bonobo diffère fortement de celui de l'orang-outan. C'est un grand singe proche du chimpanzé, mais plus gracile, et caractérisé par une vie sociale exubérante. Les bonobos pas sent beaucoup de temps à jouer en faisant des grimaces variées, en émettant de gros rires, en se chatouillant et en poussant des cris aigus.
Ils ont adopté le slogan «faites l'amour, pas la guerre» au point de multiplier les contacts erotiques, hétéros ou homosexuels, sans lien avec la reproduction. Tout se passe comme si, pour le bonobo, le sexe remplaçait l'agression : une caresse génitale sert à détourner un conflit ou à calmer un congénère énervé.
Quand Wattana débarque à Paris, accompagnée de son camarade Wandu, tous deux ont adopté les manières bonobo. Tubo, plutôt placide et peu démonstratif comme il sied à un orang-outan, n'apprécie guère le genre des nouveaux arrivants. Wattana commence à lui faire des grimaces de bonobo. Outré, Tubo bouscule la demoiselle, se bagarre avec Wandu. Puis les choses se tassent. Wattana s'épanouit dans sa nouvelle résidence, si l'on en croit le témoignage du généticien André Langaney, venu lui rendre visite. «En une heurefWattana s'est offerte trois fois allongée sur le dos et deux fois «en levrette» à deux jeunes mâles orangs qui n'y comprenaient rien !», note-t-il dans une chronique publiée par le quotidien suisse «le Temps» (15 juin 2004). Les deux jeunes sont Tubo et son frère, encore bébé. Pédophile, cette Wattana !
Tubo finit par s'attendrir... Lingga naît le 29 août 2005. «On s'attendait à des problèmes, précise Marie-Claude Bomsel. On a fait suivre à Wattana un «training» avant la naissance. On lui a donné des poupées. Mais ça n'a pas suffi.» L'abandon n'est pas exceptionnel chez les primates primipares - les femelles qui accouchent pour la première fois. Mais l'explication réside sans doute dans l'histoire de Wattana, elle-même abandonnée par Ralfina. Ni l'une ni l'autre n'ont eu de modèle maternel, Ralfina ayant été arrachée tout bébé au giron de sa mère.
Dans la vie sauvage, une mère orang-outan met au monde un petit à la fois, qu'elle garde dans les bras pendant deux ans, et laisse évoluer près d'elle pendant les deux ou trois années suivantes.
Les jeunes femelles, après avoir été maternées, ont donc l'occasion de voir leur mère s'occuper de leur jeune frère ou soeur. Ainsi Nénette, née sauvage et âgée d'environ 4 ans quand elle a intégré la ménagerie, en a-t-elle appris suffisamment pour élever ses petits.
Wattana semble donc avoir reproduit son propre abandon, conséquence du traumatisme précoce qui a frappé Ralfina. Il est fascinant d'observer que, chez les grands singes, l'instinct maternel ne correspond pas à la mise en oeuvre automatique d'un programme génétique - comme le prétend l'éthologie classique - mais dépend de l'histoire individuelle.
Tout aussi remarquable est le constat d'André Langaney selon lequel «les comportements sexuels sont appris et culturels». Application pratique : Wattana a été mise sous pilule contraceptive et va bientôt partir aux Pays-Bas où elle intégrera un groupe comportant des femelles avec des petits. Peut-être réussira-t-elle enfin à rompre la chaîne d'abandons et à devenir une bonne mère ?
Lingga, elle, n'en est pas là. Elle doit grandir et développer ses connaissances ludiques, acrobatiques et sociales avec ses semblables. Son compagnon de jeu, au jardin des Plantes, était son oncle Dayu, le dernier fils de Nénette. L'affaire avait bien débuté, mais peu à peu l'oncle a commencé à s'intéresser sexuellement à sa jeune nièce...
Dans sa nouvelle résidence, en Angleterre, Lingga a trouvé un groupe comportant une mère orang-outan ainsi que trois petites femelles avec qui elle peut jouer en toute innocence. Enfin quoi, les orangs-outans ne sont pas des bonobos, tout de même !