[u]Un an de prison ferme pour avoir lancé un jeune chat contre le mur d'un immeuble, est-ce juste ou trop cher payé ? Pourquoi cet acte de cruauté, filmé et diffusé fin janvier sur Internet, a-t-il suscité une telle vague de réactions – 200 000 fans sur Facebook réclamant la prison pour un Marseillais de 24 ans, quand sa victime en fut quitte pour une fracture à la patte ? Sous les ors du Sénat, où se tenait vendredi 7 février un colloque sur le thème « Nous et l'animal », organisé par le think tank Ecolo-Ethik en partenariat avec Le Monde, le chaton Oscar était en tout cas dans tous les esprits.
Si ce fait divers, plutôt banal, y fut maintes fois évoqué, c'est du fait d'Internet et des réseaux sociaux, dont la puissance a propulsé en quelques heures l'événement sous les feux des projecteurs. Mais c'est aussi que la rubrique des chats écrasés n'est plus ce qu'elle était. La question de notre relation à l'animal est devenue un champ de réflexion à part entière. En témoignent le thème de cette journée et la diversité des participants – du philosophe Peter Singer au photographe Yann Arthus-Bertrand, en passant par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, le moine bouddhiste Matthieu Ricard, la primatologue Jane Goodall, ou Laurence Parisot, ancienne présidente du Medef. En témoigne également l'émotion suscitée par l'abattage au zoo de Copenhague, dimanche 9 février, d'un girafon en parfaite santé, son patrimoine génétique n'ayant pas été estimé assez « original » pour lui permettre de participer aux programmes de reproduction des zoos européens.
Etres sensibles ressentant peine, plaisir et douleur, les animaux sont aussi dotés d'intelligence, capables pour les plus évolués de ruse et d'empathie. A mesure que la frontière se brouille entre eux et nous, une prise de conscience s'opère. Alors que la cruauté à leur égard était monnaie courante il y a seulement un siècle, faire souffrir les animaux est devenu dans de nombreux pays un mal social.
L'antichambre de la maltraitance envers les femmes et les enfants
Même l'argument – souvent avancé par ceux que ce combat exaspère – selon lequel il vaut mieux s'occuper des humains en détresse que des bêtes ne tient plus la route : on le sait désormais, la cruauté envers les animaux est souvent l'antichambre de la maltraitance envers des femmes ou des enfants. D'où la sévérité de la peine infligée par le tribunal correctionnel de Marseille, lundi 3 février, au jeune homme lanceur de chaton. Une victoire indéniable pour les défenseurs de la cause animale, qui n'en met pas moins en lumière les incohérences de notre société dans ce domaine.
Incohérence, d'abord, entre l'indignation suscitée par le sort d'Oscar et l'indifférence qui entoure des sévices autrement cruels et répétés. « La plupart des gens ne réalisent pas que les porcs sont aussi intelligents que les grands singes et les chiens, et tout autant capables de souffrir », rappelle Jane Goodall. L'élevage industriel maintient et tue dans des conditions indignes les animaux que nous mangeons. Encore ont-ils des défenseurs, ce qui n'est pas – ou si peu – le cas de l'animal sauvage. « La reconnaissance de la sensibilité n'est accordée qu'à l'animal domestique », souligne Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), en évoquant « ces dizaines de milliers d'ortolans à qui on a crevé les yeux pour les inciter à l'engraissement ».
« Mépris »
Incohérence, ensuite, entre l'évolution des textes législatifs visant à protéger les bêtes et l'absence d'enseignement par l'éducation nationale du respect qu'on leur doit. « Au-delà du grand méchant loup et du petit lapin, l'animal reste tragiquement absent des classes du primaire, remarque la psychologue clinicienne Dominique Droz. Rien n'est fait pour assurer la transition entre l'imaginaire enfantin, dans lequel il est très présent, et le respect de l'animal réel, avec son altérité et son identité. » Et la philosophe Florence Burgat de renchérir : « Entre les cours où les animaux sont disséqués, ceux où ils sont passés sous silence et les cours de philosophie où tout leur est dénié – l'âme, la raison, la conscience –, l'école apparaît comme le lieu où s'enseigne le mépris des animaux. »
Incohérence, enfin, entre le jugement récent du tribunal de Marseille et ce qu'il advient de tant d'autres faits délictueux. « Sur les mille cas annuels de maltraitance qui nous sont soumis, la moitié nécessite le recours à des actions en justice, détaille Reha Hutin, présidente de la Fondation 30 millions d'amis. Malheureusement, nous constatons que le ministère public n'engage un procès que dans un cas sur cinq. La majorité des plaintes reste donc classée sans suite. Et lorsque les cas ont la chance d'être jugés, les peines prévues ne sont que très rarement appliquées, ou restent trop faibles pour être dissuasives. »
C'est sous cet éclairage qu'il faut relire le manifeste signé par 24 intellectuels français, en octobre 2013, réclamant que le code civil cesse de considérer les animaux comme des chaises ou des tondeuses à gazon – autrement dit, comme des « biens meubles ». Un changement de statut que Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit à l'université de Limoges, estime « déterminant pour augmenter l'efficacité de l'application de la règle pénale », et pour pouvoir se dispenser « de coups d'éclat médiatiques à la Oscar ».
Source : Le Monde.